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JOUR DE LIESSE POUR LA BOUDINEE

Dans les villages du pays Boulonnais, tuer le cochon était jadis une fête à laquelle étaient conviés tous les gens de la ferme. « Le matin, dit E. Deseille, était marqué par l’absorption des funérailles de l’animal c’est-à-dire tripailles, pieds et oreilles ». Et le soir, c’était le grand repas composé de porc bouilli, de saucisses, d’un pâté de foie, de boudin et d’un « tief de porc » mot qui désigne un jambon rôti.

L’écrivain Charles d’Héricault sorti de l’anonymat par P.A. Wimet, né à Boulogne en 1823, passa toute sa jeunesse dans la ferme familiale de Questrecques. Il a laissé des pages savoureuses concernant ses souvenirs d’enfance dans ce village du Haut Boulonnais. Il raconte notamment ce qu’était la boudinée. Ecoutons- le.

” C’était aux environs de 1830 ou 1831 et je me plais à dire, avec coquetterie, que j’étais alors extrêmement jeune, à telle enseigne que j’étais assis sur les genoux de Marie Jeanne Aulard. Mais j’ai oublié le jour et peut-être bien l’année Avais-je cinq ans, six ans, sept peut-être ? Je sais qu’on était en hiver car le feu flamboyait dans la cheminée…. Je me rappelle qu’il commençait à neiger car les voisins en entrant faisaient brou, et ce n’est qu’après avoir secoué leurs pieds blancs qu’ils lançaient la formule traditionnelle : “Bonsoi, mam’zelle, petit Charles et la compagnie. Mais je me rappelle surtout ce qu’était la Boudinée. Ah ! la boudinée ! jour de liesse et de friandise. Pensez donc ! Chacun des domestiques, outre l’ordinaire (c’est-à-dire la bonne soupe aux choux, le lard entouré de pommes de terre qu’on mangeait sur une tranche de pain en guise d’assiette), avait eu le tiers d’une petite aune de boudin. On avait tiré du cidre-moitié à la bonne barrique, et le petit verre d’eau de vie terminait le dîner ; car le café était apparu dans la campagne boulonnaise à peu près vers le temps du couronnement de Charles X et il était encore pour nos paysans un  breuvage aussi rare que le vin.”

Le soir de ce jour béni, à la soupe et à la tartine graisse qui constituaient l’ordinaire du souper habituel, on avait ajouté un plat de petits carrés de graisse rissolés et croquants, que les savants écrivent Kelton en pensant aux Celtes, et que les gens sages écrivent quelleton en songeant à gueuleton. Puis, la très bonne maîtresse de maison, ma bien chère grand-mère, voyant que le froid était vif, avait déclaré que l’on ferait sérée. ( c’est-à-dire, une veillée).

On fera Sérée

Il faut savoir que la pauvreté a été longtemps le lot des campagnards ; aussi par économie, l’hiver surtout, ils se réunissaient tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour n’avoir qu’un feu et une chandelle payés à tour de rôle. Les sérées donnaient occasion aux récits qui perpétuaient la tradition. Elles ont complètement disparues de nos jours et comme l’affirme Deseille, plus de sérées, plus de tradition). D’Héricault dans son récit rappelle que lors de la sérée dont il évoque le souvenir , on confectionnerait un ‘ philippe’. C’était le punch champêtre, punch au cidre encore doux, mélangé d’eau de vie qu’on mettait flamber devant le grand feu dans une immense casserole, posée sur la méquinette.

Pour moi, ces magnificences culinaires me laissaient indifférent. Je n’aimais pas le cidre, et il devait se passer quinze ans encore avant que je goûtasse à l’eau de vie. Ma tante Adèle avait donné un soufflet épouvantable au grand Antoine, un jour qu’il avait voulu me faire boire un verre de philippe. Je trouvais que le boudin était trop noir et trop salissant. J’étais moins grimacier en face du quelleton et j’en picorais deux ou trois. Mais c’était le bruit, le mouvement, la nouveauté et la joie ambiante qui faisaient carillonner mon petit esprit. Dès la veille, la fête avait commencé. A l’aube, on avait tué un gros porc.

J’avais mis mon nez sous la couverture et mon oreiller sur mes oreilles pour ne pas entendre ses cris. Mais je ne mettais pas rendormi avant que ma tante m’eût promis qu’on m’habillerait à temps pour assister au brûlement des soies et de la peau de l’animal.
Me voici donc à côté de la flamme et loin de tante Adèle. On brûle le porc dans la prairie et j’attise le feu. Les deux Antoine sont une faible digue pour arrêter mon amour de la lumière et de l’incendie. Leurs objurgations, leur diplomatie, leurs essais d’intimidation ou d’attendrissement sont inutiles. Un instant l’ombre redoutable de ma tante qu’ils ont fait apparaître, m’a arrêté. Mais j’ai reconnu la fraude, et j’ai ajouté un quatrième bûcher aux trois foyers que j’avais allumés autour de la grande flamme. J’y brûlais des porcs imaginaires et cette occupation devint tellement intéressante aux yeux du grand Antoine qu’il oublia l’éloquence qu’il venait de déployer pour me prouver mon crime et il m’apporta du bois mort pour rendre mes feux plus brillants. Il y mit bientôt tant de zèle qu’il brûla sa blouse. Je le consolai en lui promettant de lui donner, quand je serai grand, mes vieux habillements.

Je tins parole et j’ai eu la joie de voir le grand Antoine, à l’âge de trente-cinq ans, revêtu de ma défroque de collégien avec des pantalons descendants péniblement au dessous du mollet, un habit dont la taille tentait de monter sous les épaules et une casquette trop étroite qui se dandinait sur le haut de sa bonne tête riante, avec une désinvolture redoutable ».

Charles d’Héricault mériterait de survivre au moins comme écrivain du terroir, souhaitait P.A Wimet. Il avait raison. Reste à éviter que ce souhait ne soit pas qu’un vœu pieux.

 

L’auteur

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André Verley.

Écrivain journaliste. Historien du Boulonnais