la bitarde et le bourgeois_1500

CHASSER LES BITARDES

C’était jour de liesse à Boulogne ce 25 septembre 1705 : la municipalité, en effet, recevait en bourgeoisie Jean Chamoulaud, sieur de Lacoste et Pierre Vasseur, maître boulanger. La solennité attachée à cette réception était l’aboutissement d’un long stage car cette distinction n’était pas accordée au premier venu. Il fallait, cela va de soi, résider dans la commune « afin que l’on puisse juger des moeurs, discipline, bonne conversation et religion du candidat ». C’était un honneur d’être reçu comme tel et s’il y avait des devoirs, cette distinction faisait du récipiendaire un privilégié parmi les habitants de la cité.

La bourgeoisie profitait seule des franchises accordées aux villes. Le bourgeois est électeur, « il n’est justiciable que de la mairie ; il a le droit de brasser et faire brasser bière pour l’entretien de sa maison sans payer aucun impôt ; il jouit surtout du droit d’étape, le plus avantageux, consistant en la faculté de faire décharger dans la ville, pour y être vendu, le tiers des marchandises arrivant par terre ou par mer à Boulogne ».
Mais surtout, droit important s’il en est, «les bourgeois seuls peuvent tenir hôtage de pêche et faire hareng saur et blanc, maquereaux et autres poissons salés ».
Même si la condition de bourgeois a varié au fil des siècles, cet état lui a donné une certaine suffisance vis à vis de ses concitoyens et notamment envers les gens de la campagne. « C’était, dit l’abbé Joncquel, le propre du bourgeois de regarder les quegniauws comme leur étant de beaucoup inférieurs au sujet de l’intelligence ». C’est cor à voir, comme dirait un revuiste local car « un quegniauw mènera un bourgeois se noyer là où il n’y a pas d’eau ».
Quand la communauté villageoise voulait se payer un bourgeois, ceux qui étaient du complot qui se préparait, s’approchaient d’une manière ou d’une autre près de celui qu’on voulait mystifier. Leur conversation s’orientait, bien entendu, vers cette chasse aux bitardes, ces oiseaux migrateurs qui n’allaient pas tarder à traverser le ciel boulonnais pour rejoindre des régions au climat plus clément. A les écouter parler avec entrain et gourmandise de ces volatiles excellents à manger ou à transformer en pâtés, la salive montait à la bouche de ceux qui écoutaient. Et le bourgeois ne manquait pas de solliciter les paysans pour participer à la prochaine battue.
Pour la forme, on lui disait « Peut être ben qu’oui, peut être ben qu’non », vous savez, c’est une chasse tout à fait particulière. Après un long temps de réflexion, les organisateurs décidaient finalement d’accéder à sa demande, à la grande satisfaction du bourgeois qui ne se tenait plus de joie. Et l’on fixait le rendez-vous pour l’un de ces jours à venir. Alors, on expliquait que cette chasse se pratiquait exclusivement de nuit car c’était la meilleure façon de capturer ces bitardes.
Et on lui précisait son rôle : il consistait à tenir, à un endroit donné, un sac de corde largement ouvert devant lequel on allait brûler une botte de paille, les autres participants ayant pour tâche de courir pour rabattre le gibier qui ne manquait jamais de passer à travers les flammes et de se jeter dans le sac ouvert. Le jour fixé, les participants se rassemblaient vers les neuf ou dix heures du soir, heure à laquelle les ténèbres de la nuit sont au noir le plus profond. Arrivés sur les lieux de la chasse pour capturer ces oiseaux qui n’existent pas, sinon dans l’imagination des farceurs, « on donnait le sac ouvert à celui qui devait le tenir. On lui faisait faire quelques tours sur lui même afin de le désorienter, on allumait la paille, puis on allait rabattre les bitardes… Bien entendu, on ne rabattait rien du tout, le mystifié écarquillait les yeux pour voir les oiseaux tomber dans son sac mais il n’y tombait rien ».

Mais où est passé la Bitarde ?

Pendant ce temps, les farceurs avaient pris la poudre d’escampette et étaient rentrés tranquillement au village. Quand la botte de paille était complètement consumée, le mystifié commençait à comprendre qu’on s’était moqué de lui. Il voulait retourner au village mais comment ? Il était tout désorienté. Il avait perdu la boussole et il n’était pas rare qu’il roulait jusqu’au jour par la plaine avant de retrouver son chemin ».

On pourrait ajouter, parodiant ce bon monsieur de la Fontaine « il jura mais un peu tard qu’on ne l’y prendrait plus ».
L’abbé Joncquel à qui nous empruntons cette histoire, croyait dans son journal paroissial « La voix de saint Nicolas » qu’à la belle époque cette sorte de farce avait totalement disparu. Et pourtant, une dizaine d’années avant la première guerre mondiale, une chasse aux bitardes avait été organisée à l’encontre d’un jeune automobiliste qui se croyait bien malin et jouait les fiers-à-bras avec sa voiture, klaxonnant à tout bout de champ en traversant l’artère principale du village de…

Piégé comme tant d’autres avant lui, il a, comme eux, erré bien longtemps mais on ne l’avait pas mené très loin de son habitation. N’empêche, en recherchant sa route, il s’est jeté sur une meule de bois où il s’est égratigné, puis il est tombé dans une mare, peu profonde, heureusement, où il s’est trempé les jambes jusqu’aux genoux.

Aujourd’hui, c’est sûr, on n’organise plus la chasse aux bitardes en Boulonnais. C’est bien dommage car elle corrigeait les malins et les fats en faisant rire à leurs dépens.

L’auteur

A_verley_écrivain journaliste_Historien du Boulonnais

André Verley.

Écrivain journaliste. Historien du Boulonnais